[Article de recherche] Sexe, genre & Design

(Si vous aussi vous avez lu ce titre sur l’air d’« Amour, Gloire et Beauté », big up).

« Mesdames et Messieurs, contrôle des titres de transports »

Ne mentez pas, je sais que vous avez déjà entendu cette phrase. Le contrôle des titres de transport est une expérience plutôt banale en tant que voyageur. Pour ma part, toujours armée de divers outils technologiques et numériques, mes contrôles ont souvent été rapides : un QR code dans une application mobile que les contrôleur.ses scannent en quelques secondes. Finalement, l’expérience est bien pensée (à condition d’avoir un titre de transport, évidemment, mais ça, c’est une autre histoire).

Ceci dit, à un détail près… Un jour, un contrôleur m’adresse ce conseil :

« Vous ferez attention Mademoiselle, vous êtes renseignée comme Monsieur sur votre compte, vous l’avez surement mal paramétré. Bonne journée ! »

Merci ?

A vrai dire, j’avais déjà remarqué cette erreur. J’ai surement oublié de spécifier ma civilité lorsque j’ai créé mon compte et, automatiquement, j’ai été définie comme Monsieur. Évidemment, car le masculin l’emporte, n’est-ce pas la règle que l’on apprend tous en primaire ? Cette erreur m’a amusée mais je n’ai pas jugé utile de modifier ce réglage quitte à apparaitre comme « Monsieur Gallon ». D’autant plus que, ayant un prénom trop long, celui-ci n’apparait jamais en entier sur mes titres de transport. Alors, suis-je vraiment à un chipotage près ? (1)

En tant que Designer, cette expérience m’a poussé à formaliser mes réflexions sur les questions du sexe et du genre dans le domaine du design. En effet, l’une des clés de notre métier est de considérer nos utilisateurs dans leurs particularités, d’avoir pour eux de l’empathie afin de créer des produits et des services numériques qui répondent à leurs besoins et qui leur évitent les expériences négatives. Bien que personnellement cisgenre, ces questions relèvent pour moi du domaine de l’inclusion et je me dois de m’intéresser à ce sujet pour essayer d’inclure tous mes utilisateurs, quelques soient leurs identités.

Cependant, j’ai trouvé peu de règles, de consignes ou de tutoriels pour me guider à rendre mes livrables inclusifs (vous trouverez en fin de cet article mes références). J’ai donc exploré le sujet, lu les articles, je me suis déplacée à quelques conférences et j’ai questionné mon entourage et mes collègues afin de proposer l’ébauche d’un guide que voici. Le terme « ébauche » est volontaire. Ceci est le fruit d’un travail en pointillé sur mon temps personnel, il n’est pas complet et présente ses limites. Mon objectif ici est de sensibiliser mes compères et les aider à s’imprégner du sujet.

Première étape : Se familiariser avec la définition du genre et sa différence avec le terme « sexe »

Commençons par la question qui fâche pour nous mettre à l’aise. Avant de vouloir être inclusif, il est d’abord important de comprendre qu’est-ce que le genre et l’impact de ce terme. 

Pour poser les bases de cet article, je vais reprendre les définitions du genre de deux intellectuelles spécialisées sur la question. La première, celle de Mari Mikkola (2) qui a l’avantage d’être courte et simple : Le genre désigne les différences non biologiques entre les êtres humains. La définition d’Ann Oakley (3) permet de mieux comprendre la différence entre les termes : « Sexe est un terme biologique, Genre est un terme psychologique et culturel ». En soit, le genre ne nie pas les différences anatomiques mais refuse de croire à toute continuité entre le donné biologique et les identités sexuées et sexuelles. Le genre est donc un construit social qui varie selon les cultures et représentations sociales. Par ailleurs, Judith Butler (4), ajoute que si le genre est une idée construite, alors il n’est pas forcément binaire ni figé, il peut donc être continuellement détruit et repensé

Si des intellectuels étudient cette question depuis le siècle passé déjà (5), en France, le sujet est sensible, il questionne un modèle sociétal bien établi (et vieillissant) et amènent de vifs débats. Il faut attendre 2013, et la proposition du projet « ABCD de l’Égalité » par le gouvernement de l’époque pour que le sujet arrive sur la table publique. Aujourd’hui, les discussions autour des questions du sexe/genre sont rendues plus accessibles : création de groupes sur les réseaux sociaux, diffusion de témoignages, starification de personnalités non-binaires… La société commence à connaitre et acquérir des connaissances sur la pluralité des genres. Un petit pas pour l’homme, et on connait la suite de l’adage… 

Mais est-ce de trop petits pas ? Car en attendant que la société s’informe et se questionne, il y a de réelles personnes qui doivent s’accommoder de règles contraignantes au quotidien. Et nous, designers et concepteurs de produits et de services, ne sommes pas totalement étrangers à la mise en place de ces règles. Par exemple, dans sa thèse, Milan Bonté (6) a analysé les comportements de contournement des personnes transgenres envers toute activité qui leur demanderait un justificatif d’identité. Elles préfèrent alors rester dans des lieux où leur identité est connue pour ne pas avoir à s’expliquer. La situation que j’ai exposé en introduction de cet article, le contrôle dans le train et le conseil à priori amical du contrôleur, est ainsi typiquement une situation qui peut provoquer un sentiment de malaise chez certains des utilisateurs. 

Lorsque nous utilisons des services et des produits (numériques ou non), leur design nous affecte tous. Nous dépendons des choix faits par les designers : de ce qui est représenté, et donc par extension aussi de ce qui ne l’est pas (7). Il est donc de notre responsabilité, en tant que designers, d’ajouter le principe d’inclusivité dans nos interfaces, c’est-à-dire de considérer les besoins d’une large variété de personnes et d’identités dans la conception et la réalisation d’un produit ou d’un service.

Deuxième étape : Se libérer du principe d’identification des utilisateurs à un sexe ou à un genre

Lors de la conception d’un service ou d’un produit, nous commençons toujours avec une phase de recherche. Très vite dans cette phase, nous nous posons inévitablement cette question : mais qui sont nos utilisateurs ? Dès cette première étape, nous devons nous libérer des stéréotypes et autres biais cognitifs liés au sexe ou au genre. Nous devons alors nous poser la question de la pertinence d’une identification de nos utilisateurs à un sexe ou à un genre: Ces informations seront-elles déterminantes dans l’usage de mon produit ou de mon service ?

Il n’est pas simple de répondre à cette question, surtout si nous n’avons pas les connaissances approfondies sur le sujet. J’ai donc préparé un template de questions préliminaires prêt à être utilisé. Les questions sont issues de différents documents de recherches paru sur le site Gendered Innovations de l’Université de Stanford (voir source en base de page).

Si, après vous être posé ces questions vous avez déterminé que vous n’avez pas besoin d’identification de l’utilisateur à un sexe ou à un genre, alors je vous recommande de créer des personae d’utilisateurs cible non-sexués et non-genrés. Il vous permettra de sortir plus facilement des carcans stéréotypés et autres biais. Donnez des noms neutres (par exemple : Camille, Charlie, Dominique…), ne donnez pas de photo d’identité mais optez pour une illustration non-sexuée/genrée, écrivez (si vous y arrivez) de façon inclusive ou évitez d’utiliser des pronoms. Enfin, basez-vous sur des chiffres et faits neutres pour construire vos personae.

 

En cherchant des exemples de produits ou services qui ne demandent pas à leurs utilisateurs de s’identifier à un sexe ou à un genre, j’ai été surprise de tomber sur le Design System d’un gouvernement : celui du Royaume-Uni. Il dicte que les services numériques du gouvernement ne doivent pas demander le genre ou le sexe de l’utilisateur, ou bien seulement s’ils ne peuvent pas offrir le service sans cette information (dans le domaine médical par exemple). Par ailleurs, la règle est de privilégier le terme « genre », donc l’identité que se donnent les individus plutôt que celle attribuée à la naissance.

Capture d’écran du Design System du gouvernement du Royaume-Uni en avril 2019.

« Vous ne pouvez demander le genre ou le sexe de l’utilisateur seulement si vous ne pouvez pas réaliser votre service sans cette information. Si vous devez poser la question, utilisez le terme « sexe » pour obtenir des données biologiques (si vous proposez un service médical par exemple). Dans tous les autres cas, utilisez le terme « genre ».

En revanche, si vous pensez réellement que votre produit ou service est destiné à un groupe d’un sexe ou d’un genre en particulier, je vous conseille d’abord de réfléchir à votre légitimité de leur adresser ce produit ou service : Avez-vous suffisamment de connaissances sur ce groupe ? Attention, il faut aussi veiller à ne pas composer des communautés d’utilisateurs imaginaires homogènes. Est-ce qu’une identification à un sexe ou à un genre peut définir des comportements similaires à toute la communauté ?

Spoiler alert : non.

L’article de Pia Pandelakis (8) illustre très bien ce propos. L’auteur démontre que la grande majorité des concepteurs d’applications de suivi de règles et de gestion de la contraception se basent sur une identité quasi toutes similaires de leurs utilisateur.ices : des femmes cisgenres, hétérosexuelles, blanches, valides… Et pourtant, toutes les personnes réglées répondent-elles à ce portrait ?

Spoiler alert again : non.

Pia Pandelakis analyse le design de ces applications empreints des stéréotypes associés à « la femme féminine » véhiculés par la société où l’on retrouve le « culte du mignon » évoqué par Mona Chollet (9). En soit, sur une cinquantaine d’application, seules deux ou trois se démarquent en ne proposant pas d’emblée un univers (trop) genré. Il se trouve donc que seulement deux ou trois équipes produit ont su se détacher de leurs stéréotypes et biais dans la création de leur produit. Autour d’eux gravitent une multitudes d’applications toutes très semblables qui ne répondent qu’à un seul type d’utilisateu.rices réglé.e.s laissant sur le carreaux tous.tes les autres

Deuxième étape.bis : Innovez pour proposer des solutions alternatives

En tant que consultante, j’interviens pour de multiples clients : chacun avec ses personnalités, ses règles, son histoire, sa culture d’entreprise etc. Ainsi, je ne connais que trop bien cette phrase « Il faut faire plaisir au client ». C’est mentir que de dire que nous sommes totalement maître de nos interfaces car avant de séduire les utilisateurs, il faut séduire le client. Et dans cette réalité, nous ne pouvons pas toujours imposer une écriture inclusive ou des cibles d’utilisateurs non-sexués/genrées.

Pour contourner ces obstacles, soyons créatifs ! Voici quelques pistes pour alimenter votre réflexion afin de proposer des solutions alternatives lorsque vous devez inclure une identification à un sexe ou à un genre dans votre produit ou service. (D’ailleurs, si vous trouvez d’autres exemples créatifs, n’hésitez pas à me les envoyer : je les ajouterai dans la liste).

Tout d’abord, mouillons le doigt de pied avec CAVAL. Pour éviter le rébarbatif « Madame-Monsieur », la marque le détourne en « Cavalier » ou « Cavalière». Cela atténue la déclaration d’identification à un genre sans pour autant totalement l’effacer et en faisant un lien avec le nom de la marque.

Capture d’écran du formulaire d’identification du site caval.fr en avril 2019.

Allons plus loin avec le géant de la tech : Google. A la troisième étape de son inscription, le site demande de renseigner notre « sexe ». Ça ne commence pas très bien. Le service se défend et explique que ces données sont utilisées pour personnaliser ses services en utilisant les pronoms corrects (mais aussi pour cibler leur pub, ça reste Google !). Si je conteste le terme utilisé dans le label du champ « sexe », j’apprécie que Google propose 4 options : « Femme », « Homme », « Non précisé » et « Personnaliser ». De plus, il propose dans un second temps de choisir son pronom de désignation s’il diffère du sexe sélectionné. Google laisse ainsi une petite marge de précision à ses utilisateur.ices pour qu’ils puissent définir eux-mêmes leur identité.

Capture d’écran du processus d’inscription à Google, avril 2019

Mais là où Google a réellement innové (et depuis quelques années maintenant) c’est dans son service Google Drive. Si vous avez déjà utilisé un document partagé public de Google Drive vous avez sûrement déjà demandé à vos collègues/amis « Et là ? Je suis quel animal ? Un raton-laveur ! ». Ne mentez pas, je sais que vous l’avez déjà fait, en croisant les doigts pour ne pas être un « Rat-Anonyme ». Cette identification même devenu la caractéristique fun et remarquée du produit. En sortant des identifications genrées, l’occasion se présente pour nous designers d’être créatifs : animaux, couleurs, personnages célèbres, objets … Imaginons des avatars inclusifs !

Capture d’écran des utilisateurs en ligne sur un document Google Drive.

A travers ces différentes explications, exemples et outils, j’ai souhaité partager mes réflexions sur les questions des sexes et genres appliqués au design de produits et services. Je suis convaincue que nous, designers et autres concepteurs, pouvons prendre les rênes de l’inclusion.

 

A ce jour, je n’ai pas apporté de réponses à toutes mes questions, comme l’utilisation de l’écriture inclusive dans nos interfaces : au-delà du débat que cette écriture peut susciter, elle nous donne du fil à retordre dans un univers où chaque pixel compte. C’est un problème purement français dans la mesure où en anglais par exemple, on peut facilement utiliser des pronoms neutres. Affaire à suivre…

Je remercie toutes les personnes qui m’ont aidé dans la rédaction de cet article : conseils, relecture ou simples avis ❤

Pour aller plus loin sur le sujet, voici mes sources d’informations :

Notes de bas de pages :

  • Je précise : déclarer son genre n’est pas une information demandée par la SNCF pour voyager. Les informations à déclarer pour obtenir un titre de transport sont : un nom, un prénom, une date de naissance. Cependant lors de la création d’un compte de fidélité, le client doit déterminer sa civilité en choisissant entre « Monsieur » ou « Madame ». Les informations du compte de fidélité sont ensuite utilisées automatiquement lors de l’achat de billets.
  • Mari Mikkola est professeur associée de philosophie à Oxford. Elle s’intéresse principalement à la philosophie féministe et s’intéresse aux questions de genre et à la pornographie. Elle écrit un livre en 2016 « The Wrong of Injustice: Dehumanization and its Role in Feminist Philosophy » traite des injustices sociales liées d’un point de vue féministe.
  • Ann Oakley, est une sociologue anglaise. Elle a créé et dirigé le département de Recherche en Sciences sociales de L’Institute of Education de Londres. La citation de l’article est issue de son livre « Sex, Gender and Society », Fanham Ashgate, 2015
  • Judith Butler est une philosophe américaine qui a beaucoup travaillé sur les questions du genre. Elle s’intéresse aux questions sociétales, politiques et plus précisément au féminisme et à la culture queer. Elle questionne notamment les notions conventionnelles du genre dans son ouvrage « Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity », Routledge,1990,
  • Dès 1964, le psychanalyste Robert Stoller a conceptualisé le terme « gender identity » dans son ouvrage « Sex and Gender, The Development of Masculinity and Femininity», qui désigne « le sentiment qu’on a d’appartenir à un sexe particulier ; il s’exprime cliniquement par la conscience d’être un homme ou un mâle par distinction d’être une femme ou une femelle »
  • Milan Bonté est doctorant au sein de l’équipe P.A.R.I.S de l’U.M.R Géographies-Cités. Sa thèse « « Espaces publics et personnes trans : négocier un accès à la ville à Paris et à Londres » est accessible sur le site : http://www.parisgeo.cnrs.fr/spip.php?article8321&lang=es
  • James Bridle, New Dark Age : Technology and the End of the Future
  • Pia Pandelakis est maitre de conférence et co-directeur du département Art-Plastique – Design à l’Université Jean Jaurès à Toulouse. Accès à son article « 28 jours plus tard : Expérience-analyse des applications de gestion des règles… et quelques considérations sur les effets de normalisation qu’elles produisent»
  • Mona Chollet, « Beauté fatale : les nouveaux visages d’une aliénation féminine », Zones, 2012
One Comment
claude
9 juin 2020 16 h 17 min

merci pour cet article complet et important

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